DISTANCES

Il s’agit bien d’une question de distance. Ou plutôt, en réalité, de "distances". D’un (lent) calcul de distances. Ou d’une prise (instantanée) de distance. La distance n’étant jamais la même.
Une fois entré "en réalité", la question qu’elle, la réalité, me pose, c’est celle de ma position relative. Ainsi, depuis le début de nos échanges, de nos parcours et dialogues "à distances" entre les deux écoles, entre fabrique des images et figuration ou défiguration par mots, phrases, traits d’écriture, c’est l’expérience de la prise de, de la mise à, distances, qui nous sépare et nous unit : articulé-inarticulé, silence des mots, bruit continu et parlerie des images.
J’ai toujours eu grand plaisir à susciter, à suivre, à côtoyer ces configurations "élastiques". Je sais aujourd’hui que c’est parce que la situation créée est impossible, intenable, que quelque chose va se passer, et se passe. Sur le chantier les matériaux sont au sol, se chevauchent. Ils attendent. Tout cela n’a d’autre sens que d’être là, en suspens. Inerte, nocturne, soumis au hasard de quelques éclats, flash. Du réel et des mots en miettes, en poussière.
Je sais aujourd’hui que c’est parce que je n’ai jamais su écrire "au sujet" des images (ou que je n’ai jamais su qu’accompagner leurs apparitions fugitives, leur disparition, leur effacement, leur retour à la poudre), que j’ai attentivement assisté à ces tentatives, effectivement participé à l’élaboration de ces petites scénographies mystérieuses et provisoires.
Dans l’un de ces dispositifs provisoires (je pense aux premiers poèmes de la tradition arabe, à ces lamentations sur les campements abandonnés, les restes épars sur le sable), les traces sont nommées "documents". En fait rien n’a lieu ou n’aura eu lieu que le document de ce qui a eu ou aurait pu avoir lieu… Aucun de ces objets (j’appelle ici objet le double mixte texte-image, ou textimage) n’a de sujet à proprement dire, ou de titre. "Document" est leur titre à tous. Naissance, ou création, ou "invention" (comme disent les archéologues) du document un, deux, trois… Reproduction, duplication, sélection, montage, archivage, disparition progressive.

Je connais un poète pour qui le mot et la chose ou la pratique "documen" s’oppose à la chose, au mot, à la pratique "monument". Toute image fixée peut aussi bien se penser comme "monumentale" – à la manière du poème anthologisé ou anthologisable que l’on reconnaît et que l’on apprend. Ou rester "document", feuille volante, fragment posé, interposé, à disposition. Un monument peut aussi bien être photographié comme tel, ou balayé par une "traînée de réel". L’Histoire construit et détruit les monuments, les fait exploser et les restaure. La photographie peut enregistrer ces passages, documenter ces accidents, témoigner de ces orages ou de ces pourrissements poétiques.
Une de ses leçons les plus touchantes (je parle de ce poète) disait que nous ne sommes intéressés, requis, que par "ce qui ne se conçoit pas bien". Que ce qui ne se conçoit pas bien, donc, s’énonce ! Tende à s’énoncer. Ou à se filmer, à se photographier.
Je lis quelque part : "degré de réalité : inconnu". La réalité est en effet a priori mesurable (ou quantifiable). Une composante, plus ou moins, en composition avec de la non-réalité, ou quelque chose comme une réalité non réelle. Mais la non-réalité, bien sûr "ressemble" au réel. C’est ce que montre la photographie. Degré de fiction : non connu, et, certes, non mesurable.
Sous forme interrogative : Degré de réalité ? Inconnu. Nous avons tout intérêt, je crois, à ne pas quitter la région où ce sont les questions qui dominent
(insistent). Y a-t-il de l’in-sensé ? Ou, sous une autre forme : Que va-t-il se passer ? Que s’est-il passé ? (On imagine qu’ici plusieurs récits sont possibles). La "réalité" serait la somme de ces récits occupant tout l’espace vide de l’image. Ou l’espace vidé de l’image.
Je suggère aux jeunes écrivains de ne pas avoir peur de se saisir de l’image, de la prendre bien en main, et de la vider. Sans anesthésie : la prendre, la déchirer, la vider. Je suggère aux jeunes photographes de couper les mots en quatre, de les tordre et de les hacher, de faire avec ce qui reste un peu de gris d’image, plus ou moins foncé. "Covering the real". Parce que : ou bien c’est l’image qui cache (recouvre, avale, oblitère, par glissement latéral) tout le bruit que font les essaims de mots, phrases, paragraphes, ou bien ce sont les mots, phrases, nappes de traits tirés qui strient la surface de l’image, l’érodent et la couvrent. Double couverture en conflit. Affrontement violent prévisible, inévitable. Attendu, désiré. Vécu souvent comme une pluie d’orage.
Tout continue de tourner pour moi autour de l’injonction : "remplacer l’image par le mot image", et parfois je l’entends ainsi : mot-image, le mot "image" comme un mot-image, au centre de la page, cinq lettres-images noires entourées de blanc. Ou encore je crois voir la photographie du mot "image", et sa disparition progressive au sol, soumise aux intempéries, sous les flaques de graviers et de boue. Mais ce mot ni ces phrases ne sont photographiables. Et rien n’est photographiable. Si j’intitule un texte "Contribution à l’impuissance photographique" ce n’est pas par simple provocation, c’est comme si je disais "La poésie n’est pas une solution". Il s’agit d’une expérience. Celle-là même que sont appelés à faire et refaire ceux et celles qui, "à distances", couvrent ici le réel de leurs fictions, et s’entresignent de façon plus ou moins véhémente.
J’aimerais pouvoir dire qu’ils ne se comprennent pas. Ce qui serait une façon de dire qu’ils s’entendent, ou se touchent. Un corps ou un visage. Ils ne peuvent coïncider. Ou bien, pour moi, ils sont infranchissables. Quelque chose serait perdu à l’intérieur de l’image (atrophié ? paralysé ?), quelque chose non respirant, contenu, tassé. Ou comme une scène de détention ? Fenêtres et portes fermées, bouches cousues, ciel absent (presque). Rien que le bruit de l’eau qui recouvre les voix. J’aime cette idée que le récit se termine sur ce bruit assourdissant et silencieux du wasserfall…
Certains croient que les photographies peuvent être décrites. Ou racontées. Je lis : "une histoire pourrait s’écrire". Le fait est qu’elle ne s’écrit pas. Ne s’écrira pas. D’ailleurs les personnages ne parlent pas. Sur l’écran passe une phrase muette, donc une image. Sage et muette comme. Déplaçable. Posée ici ou là pour dire autre chose. Absolument disponible. D’ailleurs les phrases ne parlent pas. Elles passent. Maintenant l’image flotte. Elle monte ou descend. Il faut la faire défiler, vers le haut ou vers le bas. Savoir que jamais elle ne sera à sa place.

"Dans l’espace enseignant , chacun ne devrait être à sa place nulle part" (Roland Barthes).


Jean-Marie Gleize / Écrivain, directeur de la revue Nioques