À DISTANCES, projet par projet,
Paul Pouvreau et Muriel Toulemonde, artistes et enseignants à l'ENSP

Enseignants à l’ENSP chargés cette année de l’atelier "image-écriture" mené en collaboration avec l’ENS de Lyon, nous avons suivi et accompagné chaque proposition en considérant les notions d’expérience et d’expérimentation comme enjeux majeurs. La construction des projets fut déterminée à la fois par la distance géographique entre les étudiants, et celle qui différencie les deux modes d’expression que sont la photographie et l’écriture. Les rencontres entre les étudiants des deux écoles, incertaines au départ, ont pourtant donné lieu à de véritables partages, et les propositions présentées dans cette édition reflètent une grande diversité d’approches, tant dans les contenus que du point de vue des formes. Au fil des échanges, chaque binôme a ainsi construit un trajet unique et singulier. Les textes qui suivent tentent d’en faire, à leur manière, la synthèse, sachant que les réalisations seront reconsidérées dans la perspective d’une prochaine exposition.


Jessica Hervo / Rémi Warret « Blank »
En parcourant les pages de « Blank » on est saisi par l’étrange atmosphère qui en ressort. Les photographies de Jessica Hervo évoquent les vestiges d’un monde futur. Leur temporalité n’est pas fixée. Elles ne se laissent pas voir au présent, et sont habitées par l’idée de la ruine, d’une époque plongée dans le froid et l’obscurité. Dans cet univers désertique presque figé, un mouvement de survie se dessine : prendre la route, fuir, marcher, quitter, migrer… Les textes de Rémi Warret, tapés à la machine sur des feuilles A4, participent de la même indétermination temporelle que les photographies. Par leur contenu, ils laissent sourdre une atmosphère de crime ou de fait divers. Certains mots ou morceaux de textes ont été recouverts de typex et l’usage de cet outil presque obsolète à l’ère du traitement de texte, tout comme celui de la machine à écrire, donne à ces pages un caractère archaïque. Le geste humain qui les a produits reste visible et amène avec lui ses questions : qui, quand ? Les fragments de textes restants laissent entrevoir une combinatoire de différentes formes de rédaction : fiche administrative, récit, fiction, liste. On se demande alors de quel type relèverait l’effacement. S’agit-il de censure, de palimpseste, de falsification, ou du simple passage du temps ? C’est en tout cas cet aspect lacunaire qui est le plus propice à nous guider dans la perception de « Blank ». On pressent ici une tentative de recomposition, de reconstitution d’un ensemble, comme s’il s’agissait de recoller les morceaux d’une histoire passée, ou cassée. Certaines photographies ont volontairement été placées sur d’autres morceaux de texte, les recouvrant partiellement, et semblant dire de manière pressante « mais regardez donc ! », comme autant de pièces à conviction. On pense à un dossier « rouvert », à une ancienne énigme non résolue ressortie des archives, on oscille entre enquête et contre-enquête. La réécriture du texte par effacement et recouvrement ne serait alors que la réaffirmation d’une preuve qui est déjà dans les images. Preuve écrasante s’il en est. Pour aller plus avant dans ce travail, on imagine ce qu’il en serait de ce subtil équilibre, dans lequel le sens semble naître du manque, si la photographie avait elle aussi ses propres zones d’effacement, imposées ou non par le texte. Et l’une des questions que ce projet pourrait alors susciter est celle de la fiabilité des images, à nouveau posée à l’heure de leur circulation accélérée sur le Web.

 

Laura Caraballo / Julia Milward « Angoisse »
Les images rassemblées sous la forme d’une grille régulière filent, s’arrêtent, défilent, s’immobilisent puis reprennent de façon aléatoire. Parallèlement une voix off, celle d’une femme, récite de façon monocorde des textes à caractère scientifique, en différentes langues. Ceci fut en fait la première proposition de Laura Caraballo et Julia Milward. On remarque en effet certaines modifications dans la version imprimée. Notamment dans le choix des documents visuels, qui ici se font plus acerbes mais aussi par l’apport plus disparate de textes, tel un glossaire autour du terme d’angoisse. De plus l’oblitération brutale qu’ils opèrent sur une partie des images confère à l’ensemble du projet l’affirmation d’une forme qui se veut plus radicale et plus dure. Toutefois entre ces deux temps du travail, la constante reste que tous ces éléments proviennent du flux d’informations considérable et continu, véhiculé par le net. Extraites du monde flottant et infini de la toile, les images, dont la trame ne laisse aucun doute sur leur provenance, font l’objet d’une double saisie. Actions rendues indispensables sans doute pour pouvoir réorienter ces images vers une nouvelle sphère visuelle, loin sans doute de leur classification ou de leur répertoire d’origine. La première de ces saisies s’effectue par le recadrage. Une opération assez commune en fait s’agissant d’images récupérées et d’autant plus aisée ici, qu’elles sont sans auteur attitré. Dénuées de tout contexte ou presque, elles s’offrent ainsi à tous les possibles, à toutes les manipulations. Ceci étant, la particularité du recadrage est qu’il oscille entre la forme séduisante presque abstraite du détail et la violence brutale d’un document dont l’évidence est sans concession, comme découpée au scalpel. Cette grille d’images provoque l’effroi, mêlé d’une sensation de malaise sur ce que l’on a vu ou cru voir. La deuxième saisie se fait à partir de la réitération du mot "angoisse". Une scansion répétée et repérable dans la litanie des textes extraits de différents blogs. Ce terme, visiblement déterminant dans le choix des images, renforce par ailleurs cette sensation de malaise éprouvée à la vue de celles-ci. Mais quel accord possible entre ce que l’on voit et ressent et ce qui est dit ou entendu ? Comment rendre au plus juste l’épreuve physique et psychologique de cette angoisse avec les différentes paroles ou ces différents savoirs. On a le sentiment que le texte et l’image ne sont pas raccords pour reprendre cette formule empruntée au cinéma. Chacun se révélant à l’autre au contraire par la distance qui les sépare. Rien des textes, en définitive ne semble convenir à ce que l’on voit et inversement. Peut-être est-ce alors tout l’enjeu de la proposition de Julia Milward et Laura Caraballo que de renvoyer dos à dos le texte et l’image afin d’y révéler, si ce n’est la forme aporétique de leur représentation, du moins une incomplétude mutuelle quant au sentiment réel de l’angoisse. Ou est-ce que ce sont là les deux faces d’une proposition thérapeutique conjointe ? Où l’une passerait par l’image pour pouvoir s’y reconnaître afin de s’en défaire, comme dans les contes où la peur de l’enfant s’évacue dans la figure du monstre. Et l’autre plus rationnelle et objective, celle de l’écrit et des comptes rendus d’experts, recensant ainsi l’ensemble des symptômes liés à l’angoisse afin d’en comprendre les mécanismes et y trouver remède.


Édouard Beau / Sara Rejeb « Phosphored love »

La proposition d’Édouard Beau et Sara Rejeb semble jouer sur les écarts. Après un titre marqué par une certaine dureté, les photographies d’Édouard Beau nous emmènent dans une déambulation solitaire et atemporelle. Leur qualité de lumière, à la fois douce et contrastée, les pose dans un temps suspendu, patient. Elles sont simplement là. Des personnes seules les traversent. Cette lumière définit également un territoire, que l’on dirait méditerranéen. En écho au sous-titre "Walking in Marrakech…", certains détails dans les photographies comme l’inscription en arabe sur la roche, nous situent, réellement ou mentalement, au Maghreb. De la lettre d’amour commandée par Édouard Beau à Sara Rejeb, une phrase est restée. C’est une injonction assez marquée, qui sonne comme un reproche, et semble appeler une réponse rapide, par une voix incarnée : "À toi qui…". Ceci serait le point de vue d’un lecteur n’ayant accès qu’au français. Car Sara a traduit cette phrase en arabe, et cette traduction, dans sa calligraphie tout en arabesques, semble jouer tant avec les mots en français qu’avec les images

: elle prend parfois l’aspect d’une légende en bas de la photographie, ou bien est placée au centre de la page blanche, affirmant sa présence, pour tout lecteur non-arabophone, par son signe plus que par son contenu. C’est elle aussi qui termine le récit, ou peut-être en ouvre un autre. La photographie, arrêtée dans un temps élastique semblerait résister assez indifféremment à l’impatience du texte. Mais la mise entre guillemets ostensible de cette phrase, de sa traduction et des photographies même, ainsi que la capture d’écran qui ouvre la composition provoquent une mise en tension des éléments. La capture d’écran pixellisée, renvoyant à l’image médiatique, contraste avec les photographies noir et blanc qui suivent, et elle resterait même énigmatique sans la présence du titre et des sous-titres qui permettent une transition et annoncent un récit. Néanmoins, par son actualité, son ancrage dans une réalité géopolitique, cet exorde installe un état de pression que confirmera l’écriture de Sara Rejeb, et cette tension de l’ensemble semble finalement exacerber l’impassible silence des images. On pourrait aussi faire l’hypothèse d’une relation d’incompréhension, de quelque chose de l’ordre de l’idiome intraduisible, puisque le problème de la traduction est posé ici. Mais cela reste ambivalent, car la traduction peut aussi être perçue comme un point d’articulation, une zone tampon reliant le texte et la photographie, une sorte de troisième territoire. Si la mise entre guillemets resserre l’écart entre les éléments, entre les lieux, entre les êtres et entre les événements, elle indique aussi que ceux-ci ne sauraient échapper à la relation qui les lie, quelle qu’en soit la teneur.


Renaud Duval / Éva Deront « Der Palast »
Le titre de la publication, « à distances », prend un relief particulier lorsque l’on se penche sur la collaboration d’Éva Deront et Renaud Duval. En effet, peu après le début de celle-ci, Renaud part à Berlin dans le cadre d’une convention Erasmus, imposant au binôme de développer son projet à plus d’un millier de kilomètres de distance. Le terrain d’investigation est rapidement choisi par Éva Deront et Renaud Duval : c’est un terrain au sens propre, celui qui abrita un palais différent selon le régime politique en place à Berlin, et qui se trouve recouvert aujourd’hui d’une pelouse sur laquelle les Berlinois aiment à flâner, en attente de la prochaine reconstruction. Tandis que Renaud Duval, sur place, arpente de manière très concrète cette esplanade et ses abords, Éva Deront, de loin, la ressent nécessairement dans une dimension plus imaginaire. C’est cette double approche que nous percevons dans le projet "Der Palast". Aux photographies contextuelles, légendées, de Renaud Duval viennent se superposer les textes, de nature fictive, d’Éva Deront. Ceux-ci semblent appartenir à un après-guerre dont l’effet traumatique serait encore présent, et leur teneur, presque tragique, rappelle le poids d’une histoire encore en train de s’écrire. Les photographies et vidéos de Renaud Duval captent également les mutations en cours autour de l’esplanade. Sur ce lieu, l’histoire n’est pas plus achevée, ce que montrent la reproduction sur bâche de la future construction, les stèles du Marx Engels Forum sur le point d’être déplacées, le mouvement ininterrompu de la vie berlinoise autour de la place, vue depuis un septième étage. La rencontre entre l’approche plus documentaire de Renaud Duval et celle plus allégorique d’Éva Deront se cristallise au centre de ces feuillets sous la forme d’une esquisse dont la légende n’est autre que le titre emblématique du projet « Der Palast ». Il s’agit d’un dessin fait par Éva Deront, qui par ses connaissances en chimie a pu recomposer la forme de l’ancien palais, à partir des formules chimiques des matériaux utilisés pour sa construction. Par un renvoi à la nature première, matérielle du bâti, ce dessin à la facture fragile interroge les enjeux idéologiques liés au bâtiment. Qu’on le perçoive comme une sorte d’archive improbable, ou au contraire comme une architecture utopique, on est frappé par sa transparence. Cette qualité de transparence exprimerait finalement l’idée de palimpseste qui traverse le projet d’Éva Deront et Renaud Duval, une interprétation possible des destructions et reconstructions successives du palais comme autant d’effacements et de réécritures sur une même page.

 

Oscar Dumas / Charlotte Morse-Fortier « Private eye »
La proposition nous place comme spectateur devant un territoire sinon connu du moins face à une forme bien repérée. En effet, les images, avec l’insertion frontale et centrée en lettres blanches des textes, s’accordent visuellement à l’efficacité d’un slogan publicitaire ou à celle d’une annonce émise par une agence de voyage pour attirer un client potentiel. Si la proposition de Charlotte Morse-Fortier et d’Oscar Dumas s’apparente à cet effet d’annonce, où l’image encadrée et définie par sa légende ne semble laisser aucune équivoque quant à son message et son sens, cette apparence première se révèle en vérité un piège visuel. En effet, en y regardant à deux fois le sens reste suspendu à l’exercice difficile de son déchiffrement, sans jamais advenir à l’assurance d’une certitude. Les images issues des photographies personnelles d’Oscar, ici fortement recadrées, semblent se dépersonnaliser par le grossissement d’une texture photographique qui tend à les uniformiser. L’aspect granuleux des images, sans effet esthétique, laisse supposer qu’il s’agit là d’images sans auteur, s’apparentant ainsi à une forme d’anonymat où la représentation visuelle d’une réalité stéréotypée semble être la seule dynamique qui les anime. Elles ont tendance à évoquer ces innombrables banques de données dans lesquelles les agences de communication puisent quotidiennement. Cette altération supposée ou inconsciente rejoint celle des citations inscrites à même les photos. Celles-ci, de provenances diverses, allant de la chanson populaire au texte théorique, se donnent à voir plus qu’à lire, comme l’affirmation d’un slogan. Même si leurs sources sont spécifiées leurs transcriptions sont en réalité infidèles et inexactes ayant subi une altération dont l’importance nous échappe, à moins d’avoir personnellement en tête le texte original. Et que dire alors de cette apparente identification à laquelle se réfère la proposition de Charlotte Morse-Fortier et d’Oscar Dumas ? Si ce n’est d’en accepter les règles afin de jouer sur le même terrain des apparences pour y introduire, aussi discrètement que possible, presque de façon anonyme, une anomalie. L’équivalent d’un virus en quelque sorte placé là, au sein de ce milieu ambiant contaminant insidieusement le destinateur et le destinataire. On remarque en effet que ceux-ci ne sont guères identifiés, se délitent même dans « private eye ». Cela tient également à la relation engagée entre texte et image dont la réunion sur le même support procède à l’origine d’un mouvement inverse. Si au départ la photographie, singulière et personnelle, à force de recadrage s’abstrait du sujet pour rejoindre la part commune des images, le texte, à l’inverse, part d’un commun pour acquérir une subjectivité nouvelle, par sa simple modification. On serait tenté de croire alors que ces deux mouvements contraires annulent leurs particularités, en réalité sourdement ils font apparaître de façon allusive un espace qui touche à la sphère du privé. Celui-ci est donc suggéré plus que décrit et s'interpose comme autant d'énigmes ouvertes sur la trame du tout identifiable de la communication.

 

Laurie Dall’Ava / Alexis Joan-Grangé / Paul Ruellan « Le document »
« Le document », tel qu’il est présenté ici, reflète une approche fragmentaire du travail engagé par Laurie Dall'Ava, Paul Ruellan et Alexis Joan-Grangé. La liste apparaissant en 2e et 3e page décrit le dispositif établi par le trinôme : le principe d’une correspondance infinie, chaque envoi, chaque prise en main donnant lieu à la création ou recréation d’un document. Ces documents sont autant d’éléments visuels investis par chacun de manière non déterminée (intervention textuelle, graphique, photographique, manuscrite, vidéographique, etc.) au fur et à mesure de leur circulation. Le document n’est donc jamais pris comme une entité objective. Il est réinvesti sans cesse et à l’infini par autant de subjectivités, ce qui est annoncé étant constamment rejoué. C’est la mise en place d’un système spécifique d’archivage et d’inventaire – ici la liste – qui confère aux éléments circulant entre Laurie Dall’Ava, Alexis Joan-Grangé et Paul Ruellan la qualité de "document". « Le document » reste ainsi ouvert ; il n’existe qu’à un moment donné dans l’espace de la correspondance, et, par sa circulation permanente, n’est jamais saisissable. Cette proposition vient ainsi contrecarrer l’idée du document d’archive arrêté, par rapport non seulement à son contenu mais aussi à sa classification. Une interrogation, relative à ce qui motive l’une des règles à laquelle le trinôme ne déroge pas, l’envoi du document par la poste, interpelle l’observateur. À une époque où le support est devenu uniformément numérique, une transmission par Internet ne serait-elle pas plus appropriée ? Que signifie cet
attachement à la matérialité ? On peut penser à un rapport fétichiste à l’objet. Mais on peut aussi considérer que tout document est attaché à un support, dont les propriétés participent de l’identité, et qui permettraient, entre autres, l’authentification. Ainsi en arrive-t-on à soulever, plus largement, la question du document d’origine. Pour Alexis Joan-Grangé, Paul Ruellan et Laurie Dall'Ava, il existe bien un document d’origine, l’article déterminé « Le » du titre nous le rappelant d’ailleurs instamment. Celui-ci a une existence physique, comme le rappelle la marque de tel mot frappé sur le papier ou de telle intervention manuscrite sur une photographie. Et dans l’état actuel de leur travail, ces documents originaux, dont les qualités plastiques sont d’autant plus remarquables qu’elles laissent transparaître l’équilibre et la cohérence des interventions, sont effectivement présents dans le cadre d’une exposition, aux côtés de la liste qui les inventorie. Qu’en sera-t-il alors de la vie de ces documents après leur passage par l’exposition ou leur publication dans cet ouvrage ? Seront-ils remis en circulation ? On peut se demander dans quelle mesure les affectera le fait qu’ils aient été proposés au public, voire, si ce public pourrait à terme être convié à une prise en charge de ces documents.

 

Valérian Bayo-Rahona / Marion Chérot « Promenons-nous... »
Des images comme des trouées dans le noir de la feuille, des trouées de lumière dans le feuillage des images, ainsi s’avance le regard des photographies. À l’affût, au ras du sol, passant progressivement de l’espace sauvage de la forêt à la lisière de la civilisation, où dans le treillis des feuilles noires se distinguent quelques tâches de couleur, silhouettes humaines colorées petites et fragiles. Il y a quelque chose d’inquiétant qui se dégage de ce regard en forme d’approche. Une inquiétude qui nous guète oscillant entre une lumière rassurante et la présence du noir qui, à tout instant, semble vouloir nous engloutir. Ce sentiment d’effroi est renforcé ici par un texte à deux voix dont le rythme scandé par un souffle court presque hors d’haleine n’est visiblement pas celui d’une promenade, mais bien plus celui d’une course poursuite tel un animal en chasse ou en fuite. C’est à l’ambivalence de ce regard, à la violence d’un point de vue interchangeable entre le prédateur et la victime que nous avons affaire avec la proposition de Marion Chérot et Valérian Bayo-Rahona. En effet, l’espace du texte et celui des images s’organisent par leur imbrication à partir de cette condition, effroyablement incertaine, entre celui qui poursuit et celui qui fuit : celle d’échapper coûte que coûte à la vue de l’autre. Ainsi l’ombre et la lumière, condition essentielle à l’apparition de l’image, se double ici d’une importance supplémentaire et ô combien vitale. Car dans ce jeu de cache-cache entre le chasseur et le chassé, l’erreur stratégique de leur usage peut être fatidique à l’un ou à l’autre. En effet, si les faisceaux de lumière ont un effet rassurant et signent ainsi notre présence au monde par le fait de s'y exposer. C'est aussi et surtout ce qu'il faut éviter de faire. Surtout ne rien laisser entrevoir à celui qui nous pourchasse au risque d'être pris, anéantis par celui qui use des mêmes éléments, mais comme stratèges. Évidemment on ne peut s’empêcher de penser à la proposition comme métaphore du photographe et de sa prise. Ce besoin avide d'être dans la lumière de l'événement. Une lumière qu'il faut toutefois toujours mesurer afin d'éviter l'aveuglement. Et le risque pour le photographe de manquer dévoiler la part d'ombre de tout événement. Ainsi les deux faces de l'image, celle de sa lumière et de son ombre se conjuguent avec celui de l'univers. En écho à la réflexion de Henri Van Lier extraite de son livre, Philosophie de la photographie : « Les deux pôles du familier et du terrible sont latents dans toute photo. Selon qu’on emploie le noir et le blanc ou la couleur, on part plus près de l’un ou de l’autre. Ceci ne détermine pas fatalement où on arrive. »

 

Damien Blanchard / Benjamin Roulet-Decante « Tu n’es pas tu »
La relation entre texte et images, que propose Benjamin Roulet-Decante et Damien Blanchard se construit de façon ostensible avec les attributs de la fiction. En effet, les photographies, dont on devine la mise en scène par la pose apprêtée des personnages et l’importance théâtrale de la lumière, nous invitent avec insistance, à prendre place dans l’espace de l’artifice et de la fiction. Elles évoquent ainsi avec perspicacité les photos de plateaux ou des images extraites d’un roman-photo, dont les dialogues et l’histoire sont sans doute à entendre ou à écrire sur la surface blanche des bulles, plaquées comme des pastilles au centre des échanges, des voix et des sons. Sollicité par ces intrigues comme un espace à saisir ou à prendre notre regard s’éprend avec amusement d’une multitude de projections où les scenarii s’élaborent précisément entre la fixité muette de l’image et l’éloquence bruyante de leurs ambiances, ou plus justement de leurs atmosphères. On dialogue sur soi ou avec soi tout en refaisant le film au milieu des acteurs. Mais à peine commencé, le film, déjà, s’achève. On est en effet surpris par la présence aussi précipitée d’un générique à même les images. Damien Blanchard le déroule avec régularité, nous prenant de court avec cette fin annoncée. En fait curieusement ici c’est un mouvement à rebours qui s’opère. En effet si le générique au cinéma énonce à la fois les différents acteurs, techniciens et producteurs du film que l'on vient de voir et en marque la fin, il est aussi un espace de transition pour le spectateur, lui permettant de quitter progressivement le siège de la fiction pour reprendre pied avec le dehors de sa condition humaine. À l'inverse ici, Damien Blanchard se saisit du générique pour y enclencher a contrario dans l'interstice des différentes rubriques les bribes d'une nouvelle fiction. Celle-ci prend le contre-pied de sa fin annoncée pour y faire débuter l’histoire, une histoire. Sous la forme d’une adresse interrogative s’adressant à un « tu » qui se tait, il y a le souci de faire participer le silence dans l’écriture de ce nouveau synopsis et même de lui accorder le premier rôle. C’est à partir de cette situation paradoxale, voire impossible que Benjamin Roulet Decante et Damien Blanchard développent et organisent leur proposition. Car si toutes les apparences sont réunies pour nous faire croire à un film rien n’est finalement à sa place. Même les images censées porter la fiction sont inopérantes et comme « doublement muettes ». Muettes par excès en quelque sorte, avec ces stéréotypes quelque peu convenus et trop bavards. Forcément muettes, car sourdes à la parole interrogative et plus singulière du générique qui les interpelle. Leur suggérant ce qu’elles sont censées dévoiler, la part silencieuse d’entre les signes. Cet intervalle entre les êtres, celui de leurs paroles et de leurs corps.

 

Paul Pouvreau et Muriel Toulemonde / Enseignants à l'ENSP