De l’art de la distance

Saluons d’emblée une initiative qui marche, en s’inscrivant dans une durée fructueuse. Oubliée l’émotion du démarrage, un peu loin le temps des anniversaires. Le partenariat entre deux établissements d’enseignement supérieur très différents et par là-même extrêmement complémentaires continue à produire des rencontres, des expériences, des performances. L’École nationale supérieure de la photographie d’Arles et l’École normale supérieure de Lyon se retrouvent dans une aventure commune qui se perpétue et se renouvelle avec à chaque fois de nouvelles institutions qui acceptent de partager un bout du chemin en y apportant toutes leurs potentialités, comme cette fois le Centre photographique d’Île-de-France (CPIF) dont il faut saluer toute l’implication dans ce nouveau projet. Le présent livre traduit également une dette vis-àvis de tous ceux qui à Arles comme à Lyon ont suffisamment cru dans l’initiative pour y consacrer du temps et de la créativité. Des "Lyonnais" Jean-Marie Gleize ou David Gauthier aux "Arlésiens" Patrick Talbot ou Jean-Luc AmandFournier, fondateurs de cette formidable aventure, et Muriel Toutlemonde et Paul Pouvreau qui la poursuivent, faisant des 282 kilomètres qui séparent nos deux cités une force plus qu’un obstacle.
Et c’est bien à cette question de la distance qu’une nouvelle génération de jeunes talentueux s’est attelée à Arles, à Lyon ou dans bien d’autres endroits/univers, au hasard de leurs pérégrinations dans le monde. Ils ont photographié et écrit, mais surtout ils ont créé avec l’énergie de leur envie. Ils ont tissé des dialogues riches, parfois heurtés mais toujours féconds. La collection Anticamera s’enrichit donc d’un nouveau volume, un ouvrage qui plante une ou des distances comme d’autres racontent des histoires. Cet ouvrage y acquiert une personnalité singulière, celle d’être dans la confrontation constante avec des limites, au risque d’y gagner une coloration sombre et angoissée. Les positions changent – regardant/écrivant versus regardé/écrit ou voyant/voyeur – et envisagent des ailleurs décryptés via des enquêtes à la Fred Vargas. Les matériaux sont saisis, détournés, réutilisés. On va chercher dans l’océan du web des images que l’on transcende ou des fichiers que l’on attache. Cette édition sue la peur, la douleur, la difficulté à exister ou en un mot imagé : la souffrance. On y chute ou on y est tué. Des bombes tombent avec moult détonations et lorsqu'elle surgit, qu’elle éclate, la lumière écrase. Peu de visages dans un environnement de silhouettes ou d’anonymes. Les terrains se délitent à vau-l’eau alors que les pelouses sont temporaires. L’amour cherche à naître dans un territoire déchiré par des conflits comme la bande de Gaza. À distances résume bien les difficultés multiples qui innervent le monde actuel et le mal de vivre profond et inexorable qui en découle.
Tous ces travaux sont bien des dispositifs provisoires, destinés à faire voir et parler, à un jour disparaître pour mieux renaître. Ils donnent toute sa richesse aux ateliers image-écriture, qui créent un lien unique entre nos deux Écoles. La création s’impose comme un paradigme majeur des formations de demain, brassant toutes les ressources à disposition : de l’informatique multiforme à des textes littéralement incrustés, des captures d’images aux propositions de traduction. Les jeunes des établissements d’Arles et de Lyon se font tour à tour sujets et objets, artistes et intellectuels, analystes et visionnaires. À distances s’apparente à un nouveau manifeste du surréalisme. Toutes les formes de distances sont en effet envisagées comme autant d’approches expérimentales dont certaines débouchent sur des absolus : silence et/ou blanc. L’esthétisme est presque pourchassé dans cette quête totale de vérité : vérité d’un moment, d’un lieu, d’une rencontre… Impossible de tricher tant l’exigence est maximale. Il en va d’une espèce de morale des parcours créatifs. À distances nous apprend sur notre temps et sur notre manière de l’appréhender. À distances s’impose au risque de choquer et ce n’est pas la moindre de ses leçons.


Olivier Faron, Directeur de l'ENS de Lyon / Rémy Fenzy, Directeur de l'ENSP, Arles